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Enquête. Pourquoi le marocain ne s’aime pas
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Enquête. Pourquoi le marocain ne s’aime pas
“Corrompu, corrupteur, menteur, servile, hypocrite, faux, non ponctuel, paresseux, absentéiste, partial, cupide, sans parole, impoli, indélicat, agressif, maltraitant, incivique, bruyant, polluant, irresponsable, parlant à haute voix en public, n’admettant pas ses fautes… le Marocain est ainsi… Ici et maintenant”. Ces mots, écrits en 2009 par le sociologue Abdessamad Dialmy, résument l’image qu’ont les Marocains d’eux-mêmes. Décryptage.
Casablanca, boulevard Abdelmoumen, 9 h du matin dans un petit taxi. L’atmosphère intenable est caractéristique d’une conduite en heure de pointe. Depuis la banquette arrière, une trentenaire BCBG fixe le compteur. Son regard se fait plus insistant à mesure que le véhicule s’enfonce, travaux du tramway obligent, dans des détours accommodants pour son conducteur mais coûteux pour ses trois passagers. La jeune femme flaire l’arnaque. Certes, l’avenue est sens dessus dessous, mais elle n’en reste pas moins praticable. Le chauffeur ne chercherait donc qu’à gonfler une course déjà amortie par le premier client. Arrivée à destination, elle fait semblant d’ignorer le compteur et préfère s’enquérir verbalement du montant de la course, des fois que le chauffeur lui annoncerait un prix inférieur, aligné sur ce qu’elle paie d’habitude. Ce dernier lui annonce le prix tel qu’affiché, qu’elle paie la mine décomposée, avant de sortir et de claquer violemment la porte en grommelant “tfou âla k7al rass”, une insulte à laquelle il répond en beuglant “jiâana”, non sans postillonner sur son pare-brise.
Cette scène est révélatrice d’un mal qui ronge les Marocains, celui du désamour de soi. Ils ne s’aiment pas et placent leur haine dans leurs concitoyens dès lors que la situation le permet. La cliente insulte le groupe ethnique auquel appartient le chauffeur et dont elle fait elle-même partie, et le chauffeur la traite de crevarde alors que c’est lui le voleur dans l’histoire, pour l’avoir escroquée en toute impunité. Les deux projettent l’un dans l’autre ce qu’ils n’osent pas se reprocher à eux-mêmes, bien qu’ils en soient conscients.
Je ne t’aime pas parce que je ne m’aime pas
“K7al rass”, “tfou âla blad”, “lmaghrib dima lor lor”... autant d’invectives qui ont pour dénominateur commun le Marocain. Le Marocain ne s’aime pas parce qu’il est marocain, et de fait, n’aime pas son semblable. Il projette sur l’autre son propre ressentiment car “la perception qu’il a de lui-même et de l’autre est dévalorisante. Ce qu’il n’aime pas chez lui, il ne peut pas l’aimer chez l’autre”, note le sociologue Abdessamad Dialmy. “Nous vivons dans une situation de marasme, affirme quant à lui le psychologue et sexologue Aboubakr Harakat. On ne peut pas s’aimer lorsqu’on veut littéralement fuir son pays”. Pour lui, plus fort encore que la haine de soi, le Marocain s’en veut de ne pas réussir à devenir meilleur. Il s’en veut de faire partie d’un système où l’enseignement est défaillant, où la corruption fait loi, où il n’a aucun référentiel d’identification. “L’amour de soi ne peut aller qu’avec le civisme et le respect”, poursuit le psychologue. L’analyse du professeur Dialmy touche directement à l’identité du Marocain : “Quel est le pourcentage de la religion, de la modernité, du sexe dans l’identité plurielle du Marocain ? On ne connaît pas ce dosage”. Aussi, notre compatriote serait plus enclin à se focaliser sur la mauvaise réputation, vraie ou fausse, qu’il traîne à l’étranger, et compenserait par un patriotisme ostentatoire, artificiel et primaire. “Que veut dire fier d’être marocain ?”, interroge Dialmy. Est-ce brandir le drapeau, applaudir les victoires des sportifs et saluer le succès des Marocains à l’étranger ? Trop superficiel pour être sincère, selon le sociologue. “Et encore, nuance Harakat, on peut afficher ce semblant de fierté en disant : oui mais moi aussi, si j’étais à l’étranger, j’aurais pu faire pareil, au moins”. Paradoxalement donc, le Marocain se dénigre et affiche sa sensibilité patriotique, à fleur de peau. “Le drapeau, ce vert et ce rouge sont peut-être le seul dénominateur commun qui nous reste et sur lequel on s’accorde, parce qu’on a le sentiment d’être perdus ailleurs”, avance le psychologue. L’avis de Dialmy est plus tranché : “On ne peut être fiers de notre pays que s’il nous traite en tant que citoyen, quand l’Etat nous garantit ses services sociaux. Lorsqu’on voit qu’une minorité monopolise les richesses du pays, que l’élite politique se reproduit et reste au pouvoir, il n’y a pas de quoi être fier. Le Marocain le sait et le vit au quotidien”.
On préfère le blanc
S’il ne s’aime pas, le Marocain montre l’étranger comme exemple, préfère l’Occidental au compatriote. Modèle suprême de la rectitude et de la convenance, les exemples de discrimination au profit de l’étranger ne manquent pas : du propriétaire qui préfère louer à des expatriés sous prétexte qu’ils seraient plus propres à l’hôtelier qui s’adresse au moins foncé d’un couple mixte, en passant par l’employeur prêt à payer le double à un candidat dont le patronyme est à consonance étrangère, ces pratiques sont monnaie courante dans le plus beau pays du monde. “On préfère au Marocain un Français ou un Allemand, plus compétents et honnêtes. Il peut arriver qu’un Marocain soit compétent mais ça ne suffit pas, on se dit que sa parole ne sera pas tenue, que sa ponctualité et son rendement ne sont pas garantis. On le constate dans l’administration publique, où des vestes attendent sagement sur des chaises leurs propriétaires absents”, souligne Abdessamad Dialmy. Ce n’est pas qu’une question d’honnêteté. Pour nos concitoyens, l’Occidental est le mètre-étalon du meilleur tout court. “Jiti b’hal chi nasrani” et “jiti marroki” sont les deux extrêmes de l’échelle de l’évaluation esthétique à la marocaine. Ne qualifie-t-on pas de “gawriya” une mentalité atteignant des sommets paroxystiques d’ouverture ?
Pour Aboubakr Harakat, cette autodévalorisation serait une manifestation du complexe du colonisé. “C’est notre fierté qui est mise en berne. On est encore rattachés mentalement à celui qui est au nord”. On ne l’aime pas pour autant : il a beau être plus riche et plus moderne, l’Occidental n’est pas musulman, et le musulman est “forcément meilleur”, puisqu’il est dans la voie de Dieu, pour reprendre les termes d’un internaute marocain. De l’avis du journaliste, écrivain et dramaturge Driss Ksikes, cette résurgence du protectorat serait plutôt une démonstration de sournoiserie sous couvert de génuflexions. “C’est beaucoup plus complexe que ça. Avec le temps, les Marocains se sont aussi rendu compte qu’il y a des étrangers arnaqueurs. Ça va dans les deux sens, le Marocain sait que l’étranger l’exploite et fait de même. Il va même jusqu’à vendre son image comme étant quelqu’un de meilleur pour maximiser son profit”, pour mettre en exergue le fossé entre ce qui est communiqué et ce qui est pensé. Il suffit de se promener dans n’importe quelle grande ville pour le constater : les touristes étrangers sont escroqués en toute impunité pour peu que leur faciès trahisse leurs origines. “Les deux seules fois où je suis venu au Maroc, j’ai eu ma dose de taxis au tarif de nuit en plein jour et des garçons de cafés qui se servent tout seuls dans ma monnaie pour leur pourboire” témoigne Mathias, un jeune Français de 27 ans. Quant aux comparaisons auxquelles se livrent les Marocains avec le monde arabe et le racisme manifeste envers les autres peuples d’Afrique, c’est une tout autre paire de manches…
Quid de la méfiance
“Je ne fais même pas confiance à mon propre frère, et tu crois que je vais te prêter de l’argent ? Tu crois que je ne connais pas f3ayel lemgharba ?”. Voici comment Ahmed, 33 ans, clôt la conversation entamée quelques minutes plus tôt par son voisin, venu lui emprunter quelques centaines de dirhams pour régler ses factures d’eau et d’électricité. Ce bref échange est symptomatique des rapports sociaux au Maroc. Si le cliché du Marocain serviable et hospitalier a bon dos, il traîne aussi une réputation de tricheur, louvoyeur, indigne de confiance. Pour Abdessamad Dialmy, la méfiance règne en morale : “Comme toutes les corruptions sont possibles, le Marocain vit sur ses gardes. Tant qu’il ne coupe pas avec les mauvaises traditions, les survivances, le népotisme et le clientélisme, il aura toujours peur d’être volé, arnaqué, agressé, violenté, emprisonné, trahi”. Et agira en conséquence. Cette méfiance, pour Driss Ksikes, est une répercussion directe du “mépris sous-jacent de ceux qui sont injustement détenteurs de privilèges”. En somme, une hogra inversée, dirigée contre ceux qui la pratiquent. C’est ce “sentiment de prédation autorisé et orchestré”, pour reprendre les mots de l’écrivain, qui pousse les Marocains à ne pas se faire confiance, parce que conscients des vices de leurs semblables.
“Entre Marocains, on se comprend, on se connaît par cœur. Dans le sens où je peux fermer les yeux sur une duperie, tout en sous-entendant à l’autre de ne pas exagérer, mat3ye9ch quoi”, affirme Morad, étudiant. Il ajoute : “Je sais que l’autre peut me faire un sale coup, tout comme je sais que, de toutes les façons, je pourrais en faire de même. Chacun ne cherche que son propre intérêt”. C’est ce que notre dramaturge appelle un “marché de dupes consentants” : aussi durs que soient les Marocains envers eux-mêmes, il y a un accommodement perpétuel, un marchandage quasi permanent dans les pratiques quotidiennes et sociales. “On a souvent l’impression que les gens sont ouverts, blagueurs, qu’ils se lient rapidement d’amitié. Tout cela est artificiel”, tonne Abdessamad Dialmy, pour expliquer que derrière une façade d’ouverture, le Marocain est constamment sur ses gardes, car “comment voulez-vous que l’on fasse confiance à l’autre, si l’on n’a aucune confiance dans nos institutions ?”. Pour Aboubakr Harakat, toutes les frustrations du Marocain viennent d’en haut. Même son de cloche du côté du sociologue, qui estime que “la base de confiance, c’est l’Etat”, et que ce dernier n’honore pas son contrat. “C’est comme si le sens du collectif n’existait pas. Le registre de l’individualisme est poussé à l’extrême, et nous avons l’impression de fonctionner en silos”, explique Driss Ksikes. Selon ce dernier, plus qu’un manque de confiance ambiant, notre société souffrirait d’une “violence sourde, épidermique, à la lisière du réel et à peine visible, qui fait irruption de temps en temps”.
Fatalité vs dignité
L’autodévaluation de nos concitoyens va souvent de pair avec un sentiment de fatalité. Des expressions telles que “les Marocains ne changeront jamais”, “on n’est bons qu’à râler”, “ghir khalliha 3allah” sont presque devenues des tics de langage. Comme si le peuple parlait d’une seule et même voix passive, conscient de ses maux et incapable de s’en dépêtrer. Pour Driss Ksikes, c’est parce que les gens ne se regardent pas en face et sont en fuite permanente. Nous serions donc dans le “règne de l’à peu près”, où l’approximation n’est plus une tare mais une espèce de norme hybride, celle du “ghir 3addi, sellek, 7na fel Maghrib” (comprenez, laisse courir, fais avec, nous sommes au Maroc). Abdessamad Dialmy explique que si le Maroc jouit d’une image positive par rapport aux autres pays arabes, de par son ouverture démocratique, cela ne joue pas dans l’imaginaire, au niveau de la sensibilité quotidienne du Marocain. “Malgré l’ouverture politique, le Marocain n’a pas gagné grand-chose au niveau de l’estime de soi. Au contraire, elle a été accompagnée par une mauvaise instrumentalisation de la liberté”. Une ouverture de façade, encore une fois, dans un pays rongé par la corruption et l’injustice. “Lorsqu’on compare les chansons des années 1970 et celles d’aujourd’hui, on se rend compte que le malaise était politique et qu’il est aujourd’hui socio-économique”, analyse Aboubakr Harakat. Si le sexologue estime que le mal-être n’est pas simplement l’apanage des Marocains, il soutient mordicus que “l’on a plus de liberté pour s’exprimer, mais l’on vit toujours aussi mal au quotidien”. “Les Marocains sont en souffrance psychologique, il suffit de consulter l’enquête du ministère de la Santé sur la santé mentale”, assure-t-il. On déprime, notre image de nous-mêmes est détériorée et, oui, nous sommes schizos : “Pas dans le sens psychopathologique, mais nous souffrons clairement d’un dédoublement de la personnalité”, explique Harakat.
Outre le tiraillement entre tradition modernité, il y a une envie d’aller de l’avant tout en prônant l’apathie. “On voudrait que les choses changent sans y participer. On use et abuse de passe-droits quand on peut le faire. Nous sommes habitués à l’assistanat économique et mental”, résume le sexologue. Une note d’espoir, cependant : “Aujourd’hui, il y a encore le 20 février qui peut nous réveiller. Les Marocains, pendant 40 ans, ont, comme le roseau, plié sans rompre. Bien sûr, ça ne s’est pas passé sans heurts”. Et là, un seul mot revient : dignité. Scandé au Maroc et dans tout le monde arabe lors de son printemps, devenu synonyme de liberté, cet appel à recouvrer la dignité est peut-être la première étape pour réussir à s’aimer soi-même. Pour Ksikes, “c’est être debout, avoir une colonne vertébrale, ne pas courber l’échine ou faire courbette pour obtenir un droit. C’est être un humain dans une cité qu’il construit, où il ne se sent pas subalterne au service de maîtres qui tiennent les lieux”. Et de conclure : “La dignité, c’est l’antithèse de la servitude”. En attendant de s’aimer, on peut déjà aimer l’idée.
Interview Abdessamad Dialmy, sociologue : “Nous avons besoin d’une morale civile”
En 2009, le sociologue Abdessamad Dialmy publiait sur son blog un texte qui interroge le désamour du Marocain pour lui-même. Deux ans plus tard, il livre à TelQuel de nouveaux éléments d’analyse.
Pourquoi le Marocain ne s’aime-t-il pas ?
Le Marocain a une très mauvaise opinion de lui-même. Le Marocain s’automéprise, se sait et se sent corrompu, corrupteur, menteur, servile, calculateur, hypocrite, faux, opportuniste, écrasé, n’ayant aucun droit... non-citoyen en un mot. Comment voulez-vous que quelqu’un qui se perçoit ainsi, qui se sent ainsi, arrive à s’aimer ? Il y a un refus perpétuel de soi, refus qui débouche sur le refus de l’autre Marocain, semblable. Ne pas s’aimer soi-même renvoie à un profond sentiment de frustration et relève de privations diverses. Il en découle des comportements agressifs, au quotidien, qui vont de la simple incivilité ou impolitesse, à l’agression verbale et physique.
Comment expliquez-vous ce désamour de soi ?
Le déterminant central de ce désamour de soi est de nature politique. Ce n’est pas dans nos gènes, ce n’est pas dans notre nature. On a fait le Marocain comme ça, on l’a voulu comme ça, dénué de valeurs, de sens moral. Les morales religieuse et civile se rejoignent dans le commandement du bien. Faire le bien est initialement une valeur religieuse qui s’est sécularisée dans la société moderne, celle-ci commande également de faire le bien, mais au nom d’une morale civile, sans transcendance. La morale religieuse impose de faire le bien grâce à l’espoir du paradis et/ou à la peur de l’enfer. Elle s’adresse à l’homme comme on s’adresse à un enfant, en termes de récompense ou de châtiment. Par contre, la morale civile est une morale citoyenne qui invite au bien pour réussir le vivre-ensemble dans la convivialité et dans la liberté. Elle traite les citoyens comme des adultes. L’Homme y est au centre. Le malheur du Marocain, c’est que le système politique lui a fait perde la morale religieuse sans le faire accéder à la morale civile. Au contraire, il l’a débauché.
Pourtant, on parle depuis quelques années d’un retour du religieux au Maroc…
En fait, on revitalise la religion comme moteur politique, comme moyen de condamner les gens dans leur quotidienneté, comme instrument servant surtout à délégitimer le pouvoir. Cette revitalisation de la religion n’est pas une revitalisation de la foi comme émotion, comme spiritualité et comme amour, c’est plutôt l’émergence d’une religiosité vindicative et accusatrice, comptable, servant un agenda politique. La religiosité islamiste prédominante n’est pas une volonté de vivre ensemble dans la paix et dans la tolérance. A ce titre, j’ose avancer que la religion a disparu comme morale pratique et comme pratique morale. Dans le meilleur des cas, elle est moralisme, c’est-à-dire appel à la morale, un appel vain, inadapté.
Quelle est la différence entre les morales religieuse et civile ?
Contrairement à la morale religieuse, la morale civile n’a pas besoin d’une force supérieure transcendante. Elle résulte d’un contrat social, elle est mise en place par la société elle-même, par les membres d’une société qui s’accordent à respecter certaines valeurs afin de vivre ensemble dans la paix. Chaque citoyen respecte cette morale parce que c’est la sienne, et chacun y met du sien. La morale civile promeut l’égalité des citoyens indépendamment de leurs sexe, ethnie, religion, couleur, statut matrimonial, orientation sexuelle...
Y a-t-il une explication à cet état d’entre-deux ?
Cet entre-deux est l’expression d’une transition qui dure depuis des années parce qu’aucun choix idéologique clair n’a été fait par le politique. On veut jouer et gagner sur les deux tableaux, le religieux et le moderne. Du coup, on vit à la carte. On pioche ici et là, selon la conjoncture, selon les intérêts. D’une part, nous sommes dans un système où l’on veut avoir l’islam comme religion d’Etat tout en refusant d’être un Etat théocratique. D’autre part, on veut avoir la démocratie comme système politique tout en refusant la laïcité. On ne va au bout ni de la logique religieuse ni de la logique moderne. On prétend concilier. On fait du bricolage politique. C’est de ce bricolage que résulte notre errance politique, notre débauche morale.
Comment y mettre fin ?
Il nous faut un système politique laïc qui impose une morale civile comme morale publique et qui maintient la religion comme foi privée librement choisie. C’est la morale du citoyen digne, fort de ses droits. Cette morale civile, la seule à devoir réguler l’espace public, est aussi la seule à devoir être à la source du droit, y compris le droit de la famille et de la sexualité. Rien n’empêche le droit positif de reprendre certains interdits religieux et de leur donner un caractère civil, mais ce droit positif émane d’une volonté populaire changeante, en devenir constant selon l’opinion politique majoritaire. En même temps, la laïcité garantit au roi d’être le Commandeur des croyants et à l’individu le droit d’exercer librement sa foi et son culte, de ne pas les exercer ou de ne pas en avoir. L’important est que l’espace public soit régulé par une morale civile, religieusement neutre, qui s’impose à tous les citoyens. Bien entendu, avec des pouvoirs législatif et exécutif non issus d’élections honnêtes, le Marocain ne cessera jamais de s’automépriser, et les Marocains ne cesseront pas de se mépriser mutuellement. Dans le système politique actuel qui le dévalorise en dévalorisant sa voix et sa participation, le Marocain ne peut pas s’aimer. Le Mouvement du 20 février a probablement enclenché une dynamique qui réhabilite le Marocain à ses propres yeux… Dire non à la hogra, c’est le début de l’amour de soi.
Nostalgie C’était mieux avant ?
“C’était mieux avant”, ont tendance à nous répéter nos parents. Pourquoi ? “Parce que c’était avant”, tout simplement. La légende urbaine veut que le Marocain ait été plus solidaire, plus honnête, plus fier et plus intègre “avant”. De là à situer cette période, les théories sont nombreuses. Selon Harakat, pour qui le dernier “vrai” signe de fierté commune a été signé par la Marche verte, notre estime de soi aurait pris un coup, dans les années 1980, à cause des charges politiques et économiques qu’a connues le pays. Pour Abdessamad Dialmy, le désamour a commencé lorsqu’on a voulu, après mars 1965, “construire un peuple docile et ignorant, pour ne pas prendre le risque, en les instruisant, de créer des contestataires”. Pas de nostalgie du côté du dramaturge Driss Ksikes : “Les choses se construisent dans la durée et l’histoire. Nous avons formé un Etat faible - qui fonctionne par répression, contournement et compensation - et une société faible, dans laquelle les structures sont en délitement”.
Marocanité Citoyen in progress
“J’aime mon pays, mais je l’aimerais plus s’il était juste”. Cette citation de Camus, tirée de sa Lettre à mon ami allemand et empruntée par Driss Ksikes sur Facebook, a déchaîné les passions et les commentaires, appliqués à la sauce marocaine. “Je ne sais pas ce que veut dire être marocain”, nous dit Ksikes. “Je sais juste ce qu’est être humain au Maroc”. Exit donc le nombrilisme identitaire, l’exception marocaine et toutes formes d’expressions galvaudées au fil des mois, “nous sommes un pays d’individus”. Pour Abdessamad Dialmy, la marocanité est synonyme de citoyenneté…. Et elle n’existe pas encore. “Lorsqu’on définit un Marocain, on met en valeur une ou plusieurs composantes de son identité : riche, noir, pauvre, Fassi, âaroubi… Nous en sommes encore à un stade de pré-marocanité, de pré-citoyenneté. Le fait de ne pas se sentir citoyen, indépendamment de notre statut socio-économique, fait que le Marocain se méprise et en fait profiter les autres”. Pour Ksikes, “il y a surtout une défaillance de l’espace commun, des règles qui permettent de vivre ensemble”. “Un Etat fort et une société forte sont fondés sur le savoir, la transparence, la confiance mutuelle et les valeurs. Cela passe par le diptyque liberté, non négociable, et justice, valable pour tous”. Cela passe aussi par des “structures d’intermédiation fortes, qui font confiance et donnent confiance” On en est encore loin. Sans Etat vertueux, une citoyenneté marocaine ne peut pas exister.
Autodérision Un Joummani pour le dire
Il fut un temps où projeter ses maux sur la personne de Khatri Ould Saïd Joummani était un sport national. En octobre 1975, Joummani, grand cheikh du Sahara, officialise son allégeance à Hassan II. C’était à quelques jours de la Marche verte, à une époque où douter de la marocanité du Sahara était plus répréhensible, voire condamnable. “Joummani est à l’origine de la bey’a. Pour ceux convaincus que le Sahara n’était pas marocain, il était l’exemple type de l’idiot qui s’est fait avoir”, avance le professeur Dialmy. Cette allégeance a sonné le glas de toute une ère d’humour estampillé “Joummani”. Les Marocains ne tarissaient pas d’imagination pour le tourner en bourrique. Tour à tour dépeint comme imbécile (Joummani qui, de peur de souiller des toilettes en or massif, préfère déféquer dans sa chaussette), fruste (Joummani quémandant un dirham à Hassan II pour acheter des fèves à des dirigeants africains) et peu maniéré (Joummani, pressé de manger, informant une assemblée de dirigeants arabes que la wahda n’est pas l’unité mais 13h, comprendre l’heure du déjeuner), Joummani faisait surtout office de médiateur pour le peuple marocain, un moyen de faire passer des messages sans subir l’ire du régime. “En racontant des blagues sur Joummani, on exprimait son opinion politique” ajoute Dialmy.
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